Frédérique Lucien
Mondrian, nous dit-on, peignait des fleurs uniquement pour gagner sa vie ; le qualificatif : alimentaire… suffit en général à clore le débat. Personne n’a l’idée de demander pourquoi il ne peignait pas plutôt des biches, des sous-bois ou des bords de mer, plus conformes au goût moyen que ses fleurs solitaires. Mais le végétal a mauvaise presse… Si c’est de mièvrerie qu’on l’accuse en principe, une observation attentive pourrait toutefois révéler de plus obscurs motifs d’agacement : la représentation de la fleur ou de la plante peut en effet revêtir un caractère obsessionnel, et les exemples ne sont pas rares, de Georgia O’Keeffe à Kelly en passant par le photographe Unglee qui consacra sa vie aux tulipes, d’artistes qui en ont fait l’unique instrument d’une inconvenante passion scrutatrice. Les implications sexuelles d’une telle obsession sont patentes, affirmées par O’Keefe ou plus près de nous par Daniel Dezeuze dans son cycle sur La vie amoureuse des plantes, mais elles ne sont nullement étonnantes, et il suffit de penser aux multiples métaphores végétales dont on use pour parler de la sexualité aux enfants, graines qui se propagent et naissance dans les roses ou (je me suis toujours demandé pourquoi en particulier), dans les choux. On sent bien que la forme des plantes est un peu obscène – on devine que les enfants en ont l’intuition, mais le règne végétal ne pense pas à mal et il n’y a pas de raison de se priver de son concours.
Cette proximité du sexuel et du botanique est lisible dans le travail de Frédérique Lucien dès la première série des Pistils, qui affichent une allure ouvertement phallique en même temps qu’un faux air art nouveau
Cette proximité du sexuel et du botanique est lisible dans le travail de Frédérique Lucien dès la première série des Pistils au fusain (1989), qui affichent une allure ouvertement phallique en même temps qu’un faux air art nouveau ; ceux de la seconde série (1990), peints avec la tranche de la main, sont plus équivoques encore : il s’agit en réalité d’empreintes réalisées en série sur des carrés de papier jauni, et si le motif rappelle la silhouette d’un pistil, l’ensemble évoque aussi un linge taché, d’autant que les carrés de papier ont précisément la dimension d’un mouchoir. Ils conjoignent de manière surprenante le sale (la tache, l’organique, l’empreinte) et le somptueux (les couleurs subtiles, du jaune doré au bleu profond), et retiennent durablement le regard par une synthèse contradictoire d’attraction et de répulsion. D’une manière générale, les fragments dessinés par Frédérique Lucien renvoient plus à l’univers curieux des sciences naturelles qu’à celui poétique et guilleret des fleurs des champs. La peinture, comme le désir, se moque du Beau, et l’une et l’autre peuvent s’attacher à des objets dont la vue n’est pas plaisante.
Qu’on s’entende bien : il n’est pas ici question de psychologie ou de psychanalyse. Ce que le décryptage des formes végétales comme évocations sexuelles révèlerait de la personnalité d’un artiste (sans parler de celle du commentateur…) est non seulement incertain, mais dépourvu d’intérêt et, de toutes façons, pas en cause. Et puis cette forme d’interprétation n’est pas si solidement assise ; on connaît la plaisanterie qui en trace les limites logiques : si le rêve d’un escalier qu’on monte dissimule un désir érotique, le rêve érotique révèle-t-il un désir d’escalier ? Au surplus, Frédérique Lucien n’est pas naïve et les parentés que l’on évoque ici ne sont nullement dissimulées.
L’acharnement de Frédérique Lucien à scruter le végétal, sa curiosité incisive qui se sert du fusain comme d’un scalpel et de l’aquarelle comme d’un révélateur, devraient alors être placés en amont de toute psychologie
Il existe, au Kunsthistorisches Museum à Vienne, une très extraordinaire aquarelle de Dürer qui est la transcription d’un rêve : on y voit un paysage paisible au-dessus duquel s’amoncellent des nuées sombres et verticales aux silhouettes allongées. Les Pistils de 1990 sont étonnamment proches de ces nuages rêvés : une lecture simple qui ne ferait que renvoyer ces formes à une allusion phallique ou un désir latent suffirait-elle à rendre compte de leur force plastique et de leur persistance dans la mémoire ? Il n’est pas interdit de leur imaginer une généalogie plus lointaine. L’acharnement de Frédérique Lucien à scruter le végétal, sa curiosité incisive qui se sert du fusain comme d’un scalpel et de l’aquarelle comme d’un révélateur, devraient alors être placés en amont de toute psychologie ; plutôt que chez Freud, il faudrait aller en chercher la raison du côté de l’oeuvre de Roger Caillois, qui a, comme on le sait, longuement interrogé les correspondances singulières des formes orchestrées par la nature, celles-là mêmes qui alimentèrent aussi et jusqu’à la folie les rêveries d’August Strindberg. Les textes de Caillois suggèrent en filigrane cette idée troublante qu’il n’y a peut-être dans la nature qu’un petit répertoire de formes disponibles, qui justifierait qu’elles soient inlassablement reprises d’un règne à l’autre ; pourquoi sinon les ailes des papillons qui n’ont pas été conçues pour nous plaire seraient-elles si proches de nos oeuvres ornementales, et pourquoi la mante religieuse qui ne gagne rien à nous épouvanter serait-elle pour les hommes source d’effroi ? Il ne me déplaît pas de penser, malgré le caractère aventureux d’une telle spéculation, que c’est une des formes platoniciennes de ce répertoire que Frédérique Lucien traque avec méthode dans la représentation des végétaux. Les cosses, les protubérances et les corolles ne seraient pas là pour autre chose : à travers elles, c’est un modèle caché qui serait inlassablement poursuivi, commun aux règnes animaux et végétaux, un mélange méduséen apte à susciter conjointement le dégoût et la fascination, et dont on pourrait imaginer que par-delà un invisible horizon il revête une forme type, absolue et pétrifiante…
Le dessin est dans une telle quête bien supérieur à la photographie, parce qu’il abstrait la forme de ses détails particuliers et nous en livre une vérité différente
Le dessin est dans une telle quête bien supérieur à la photographie, parce qu’il abstrait la forme de ses détails particuliers et nous en livre une vérité différente. C’est très précisément la limite de la photographie : elle ne sait pas abstraire, et dans certains cas se révèle moins précise que le dessin ; il ne viendrait à personne l’idée par exemple de chercher son chemin sur une photographie aérienne plutôt que sur une carte. Frédérique Lucien le sait et pratique le dessin comme une discipline, et ce n’est pas son moindre mérite que de savoir contrarier son talent, et ne pas se contenter de l’exercice virtuose du coup de crayon, qu’elle maîtrise à l’évidence parfaitement.
Une série de fusains me semble un hommage tout particulier à Caillois et à Strindberg, celle qui représente des Fruits d’Érable : nous avons tous joué, enfants, à faire tourner dans l’air ces hélices qui se comportent comme de petits autogyres. Un certain nombre de leurs caractéristiques, révélées par Frédérique Lucien, m’avaient jusqu’alors échappé. D’abord ces fruits, qui sont gémellés, dessinent comme un test de Rorschach naturel : le fruit “gauche” copie le fruit “droit”, mais imparfaitement, comme si on les avait maladroitement repliés l’un sur l’autre, et l’imagination divague aisément quand on les contemple longuement.
Mais il y a plus troublant encore : peu à peu, Frédérique Lucien a pris l’habitude de représenter ces fruits sur deux feuilles de papier placées côte à côte, de sorte qu’un mince espace se trouve à la jointure des deux semences. Une troisième feuille est placée sous les deux premières et recueille par l’interstice la poussière du fusain usé à la recherche de la ligne juste. Ce que cette troisième feuille révèle une fois retirée est surprenant : au premier abord c’est une fente, comme un Concetto Spaziale de Fontana, qui demeure dans le même univers de sexualité diffuse que le fruit d’érable. Mais si l’on s’approche, on s’aperçoit qu’en réalité cette fente imite parfois un tronc d’arbre, autour duquel un nuage de fusain fait comme un feuillage : voir ainsi l’image d’un arbre mécaniquement engendrée par la représentation de son fruit ne peut manquer de porter l’observateur attentif aux plus folles divagations.
Dans ses dernières toiles, Frédérique Lucien agrandit des recherches jusqu’alors restreintes au format du dessin (c’est aussi celui de l’herbier) à la dimension du tableau. Extrapolées des Follicules de 1994, les grandes formes organiques de 1995 n’ont plus directement de modèle naturel, elles sont un composite des figures explorées précédemment : mystérieuses, encore en gestation, elles évoquent pourtant bien un modèle existant, qu’on identifiera comme celui de la “Voie Lactée” dans La mariée mise à nu… de Marcel Duchamp… Aucun emprunt, aucune influence pourtant : il était simplement normal que la patiente exploration des formes que pratique Frédérique Lucien croise un jour les expériences du plus grand curieux du XXe siècle.